Le chemin des âmes
« Je me souviens qu’il s’est pris à aimer tuer, au lieu de seulement tuer pour survivre. »
— Joseph Boyden, Le chemin des âmes
Lire la guerre, ses conséquences, ses drames, les destins bousillés, les trajectoires remarquables, n’est pas toujours un moment de calme et de douceur. Mais la créativité n’a de cesse d’explorer de nouvelles combinaisons et ainsi de proposer des grilles de lecture qui font ressentir les expériences bien différemment que ce qu’elles évoquent en premier lieu. L’esthétique du livre que je vous chronique aujourd’hui est empreint d’une poésie simple et subtile en même temps qui se répand comme le feu sur une traînée de poudre. Cette poésie vient nourrir une ambiance douce, calme, plutôt apaisée alors que nous sommes dans les tranchées de la Grande Guerre.
Dans ce livre, les sphères se mélangent pour parfois mieux se rejoindre ou au contraire pour mieux s’éloigner. La guerre danse avec des croyances chamaniques, la survie se cache dans un tableau de chasse. Cette histoire est celle de deux inséparables, Indiens Canadiens, qui s’en vont à la guerre. Ils sont francs-tireurs mais le terme qui décrit leur rôle le mieux à mes yeux, c’est celui de snipers. Leurs compétences de pisteurs et de chasseurs, lorsqu’ils sont dans les forêts et les montagnes canadiennes, s’avèrent être idéalement transférables dans le contexte d’une guerre de tranchées. Inséparables, complémentaires et finalement essentiellement opposés. Leur lien est directement altéré par la guerre mais encore plus par des fléaux de la tranchée qu’on pourrait avoir tendance à oublier. Et puis un jour, il faut survivre. Il ne reste plus rien. Il faut juste s’atteler à survivre : à la guerre, à l’addiction, à l’autre.

Notre narrateur, Xavier, nous livre la guerre par les sens de la nature. L’orage gronde, les fleurs d’un rouge sang inondent les champs de bataille couverts de morts, la ferraille d’un canon renifle la terre avec son groin métallique, la terre tremble du fait des canonnades ininterrompues, les tirs grondent sans cesse comme des tambours, comme le tambourinement de la pluie contre un toit. Personnellement, j’ai ressenti l’ensemble de ces manifestations de la nature à la lecture de ce récit. L’énergie du livre circulait jusqu’à moi. J’ai même replongé dans Le dormeur du val d’Arthur Rimbaud, qui n’a eu de cesse de se rappeler à moi pendant ma lecture.
Xavier est un grand observateur. Il est silencieux et il se fait oublier. Il s’émerveille de ce que la nature lui présente et lui propose. Il l’écoute, elle est régulièrement son refuge. Son Canada et ses forêts lui manquent. Au milieu des tranchées et du temps qui passe, il commente parfois ses propres états d’âme.
« Les arbres gémissent et craquent. On dirait une agonie.
Les vagues, allongées, hissent le navire sur leurs épaules, le laissent glisser au bas de leur dos ; de temps en temps, d’autres arrivent de travers, à l’improviste, faisant rouler la coque dans une gîte épuisante.
Je n’avais pas le cœur au terrain : c’est une chose très dangereuse quand ce que l’on chasse vous chasse en retour. »
Et puis il apprend la guerre, il découvre une survie qui le bouleverse, où, par ses prières, il cherche sa rédemption auprès de l’Homme parce qu’en tant qu’individu, il veut survivre et qu’il doit le faire au détriment d’autres qui doivent mourir. Il nous communique une sincère compassion pour ceux qu’ils tuent. Décrire la guerre m’apparaît sous un nouveau jour. La plume de Joseph Boyden pervertit le premier degré pour nous emmener dans une transposition plus imagée de la guerre. Lisez.
« La chose, les vieux l’appellent le traîneau de fer. Mais quand je la vois arriver, avec son sifflet qui crie, sa cheminée qui crache une fumée noire contre le ciel d’été, je n’y trouve rien qui ressemble à un traîneau. Plus effrayant que cette foule autour de moi, il y a ce grand œil qui brille au soleil ; ce groin de fer, affairé à flairer la piste.
J’ai un moment l’impression de surprendre une scène intime, quelque chose que je n’aurais pas dû voir – tous ces Canadiens à terre, hurlant de douleur, ou bien muets comme la terre elle-même -, puis la vague noire de colère me balaie et je tire avec ce Ross que je suis maintenant forcé d’utiliser, je tire jusqu’à ce que son canon devienne brûlant et que ces munitions mal fichues commencent à l’enrayer.J’ai un moment l’impression de surprendre une scène intime, quelque chose que je n’aurais pas dû voir – tous ces Canadiens à terre, hurlant de douleur, ou bien muets comme la terre elle-même -, puis la vague noire de colère me balaie et je tire avec ce Ross que je suis maintenant forcé d’utiliser, je tire jusqu’à ce que son canon devienne brûlant et que ces munitions mal fichues commencent à l’enrayer.
Il le voudrait bien pour lui, ce fusil, mais c’est moi qui ai réussi à le descendre, le sniper boche amoureux des morts. Le soir du jour où j’ai tué mon premier homme, je me suis senti, pour la première fois, un combattant awawatuk, un guerrier. J’ai longtemps prié Gitchi Manitou cette nuit-là, puis le lendemain : je l’ai remercié d’être toujours en vie, et pour la mort de mon ennemi. Depuis lors, j’arrive à tuer en sachant que je ne le fais que pour survivre, et tant que je dis mes prières à Gitchi Manitou : il comprend. Mon ennemi, lui, ne le comprend peut-être pas quand je l’envoie sur le chemin des âmes, mais j’espère qu’il comprendra le jour où je le rencontrerai à nouveau.
Les trois appareils virevoltent en se mitraillent, se poursuivent en rond, plongent et se redressent, jusqu’au moment où une flamme orange jaillit de l’avion allemand, suivie d’un panache de fumée noire.
« Mais regarde, regarde ca ! » s’exclame Elijah.
Sans réfléchir, j’aligne dans mon réticule le buste du jeune homme affairé que j’ai vu le premier ; j’enfonce fermement la détente. Ma crosse tressaute et le soldat part à la renverse, comme tiré en arrière par une violente secousse, les traits balayés par une expression de stupeur avant qu’il ne disparaisse à mes yeux. La détonation résonne lourdement dans ma tête , je me rends compte que c’est le tout premier coup de fusil à déchirer la paix du matin : et puis, le monde s’embrase à nouveau. »
En choisissant ce livre il y a bien longtemps pour l’inclure dans ma pile à lire et en me le faisant offrir au bout de plusieurs années, je n’étais pas du tout au clair avec son thème, la Grande Guerre. C’est tellement loin de ce dont j’ai besoin a priori ces temps-ci. Cependant, quelle incroyable rencontre avec Joseph Boyden. Il y a une beauté pure, simple et essentielle dans ce premier roman que je sais que je peux le recommander les yeux fermés.
Bonne lecture !
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