Sidérations
«Je vais te dire comment je vois les choses, papa. J’ai bientôt dix ans. Tu veux que j’apprenne tout ce qui sera nécessaire pour être adulte. Donc l’école devrait m’apprendre à survivre au monde tel qu’il sera dans dix ans. Alors … ça ressemblera à quoi, d’après toi ? »
— Richard Powers, Sidérations
Sidération* : [1] Terme d’astrologie. Influence subite attribuée à un astre, sur la vie ou la santé d’une personne. [2] Terme de médecine. État d’anéantissement subit produit par certaines maladies, qui semblent frapper les organes avec la promptitude de l’éclair ou de la foudre, comme l’apoplexie ; état autrefois attribué à l’influence malfaisante des astres. Étymologie : de sidus, astre en latin.
À quel astre pourrait-on attribuer une influence si dévastatrice qu’elle rendrait un homme déjà orphelin plus orphelin encore ? Que restera-t-il quand le désespoir s’abat sur un cœur si bien connecté à la vie que l’idée même de l’extinction de cette dernière révolte chacune des cellules de cet être remarquablement sensible ?
De dialogues père-fils en dialogues intérieurs, alors que tout est dépeuplé depuis la mort de l’épouse-mère, Richard Powers renoue avec des thèmes qui me semblent lui être chers : l’activisme, la science, la quête de sens des individus.

Alors qu’il fait comme il peut et de son mieux pour continuer à vivre depuis la mort brutale et soudaine de sa femme, et pour élever leur fils, Robin, Theo Byrne finit par emprunter un chemin non conventionnel pour accompagner son fils, en difficulté comportementale à l’école. Conteur d’histoires grâce à sa profession d’astrobiologiste, une vocation née de ses lectures de science-fiction de jeunesse, ce veuf, encore si lourdement endeuillé, se laisse tenter par l’offre de soin expérimental d’un probable ancien amant de sa femme, avec l’espoir d’aider Robin à traverser la phase difficile dans laquelle il semble coincé. C’est grâce à la force émanant du souvenir de sa partenaire de vie, Aly, que Theo conçoit que son fils puisse être aidé psychologiquement par une expérience scientifique dont les bienfaits pour les populations souffrant de problèmes psychologiques restent encore à prouver. Et c’est précisément à cet endroit que l’on glisse vers de la science-fiction. Serait-il possible d’enregistrer des états émotionnels spécifiques (la joie, la tristesse, la colère etc.) pouvant ensuite devenir sources d’apprentissage thérapeutique pour d’autres individus rencontrant des difficultés psychologiques et les aider à aller au-delà de ces difficultés ?
Je pensais avoir moins aimé Sidérations que L’arbre-monde mais en relisant tous les trésors que j’ai collectés pendant cette lecture, je m’aperçois que je l’aime tout autant. Richard Powers met en mots une perception du monde et de la vie, qui résonne si justement avec mon propre cœur. Il est une grande source de réflexion personnelle et je m’en vais vous partager quelque-uns de mes dernières gemmes découvertes dans Sidérations.
« Elles ont beaucoup en commun, l’astronomie et l’enfance. Toutes deux sont des odyssées à travers des immensités. Toutes deux théorisent sauvagement et laissent les possibles se multiplier sans limites. Toutes deux sont rappelées à la modestie d’un mois à l’autre. Toutes deux fonctionnent sur l’ignorance. Toutes deux butent sur l’énigme du temps. Toutes deux repartent sans cesse de zéro.
Face à la ruine qu’était globalement le monde, une empathie accrue entraînait une souffrance plus profonde. La vraie question, ce n’était pas pourquoi Robin dégringolait. C’était pourquoi nous restions, nous autres, si absurdement optimistes.
Il avait toujours dessiné, toujours été curieux, toujours adoré les êtres vivants. Mais le garçon marchant à ma droite était d’une autre espèce que le garçon qui jouait avec son nouveau microscope dans notre cabane des bois, moins d’un an plus tôt. La fascination l’avait rendu invincible.
La sensibilité de Robin, combinée à son éveil à la science de la vie, par son père astrobiologiste et sa défunte mère, activiste contre l’extinction des espèces de la planète Terre, constitue une combinaison à la fois désespérante et touchante. L’auteur nous fait osciller entre émerveillement, face à la conscience si précoce de cet enfant des enjeux majeurs de la vie, et désarroi, face à l’incapacité du monde adulte à proposer une vision du futur sécurisante plutôt que meurtrière. Voici quelques beautés que Richard Powers parvient à nous transmettre de la pensée et du cœur de Robin :
« Le désordre, c’est ce qui crée l’intelligence ? Je dis oui. La crise, le changement, le chaos. Sa voix se fit triste et visionnaire. Alors on ne trouvera personne de plus doué que nous.
Sa main répandit une question dans le ciel. Des étoiles partout. Plus qu’on ne peut en compter ? Alors pourquoi, la nuit, le ciel n’est pas rempli de lumière ? […] Ce monde était trop jeune, et son expansion trop rapide, pour que les étoiles effacent la nuit.
Toutes ces civilisations là-haut. Elles vont se demander pourquoi on ne leur a jamais fait signe.
C’est parti, papa. Je me rappelle même pas ce que je me rappelle pas. Voilà ce qui me manque le plus chez lui. Même sa lumière éteinte, il cherchait à voir.
Qu’est-ce qui est plus grand, d’après toi ? L’espace du dehors … ? Il m’effleura le crâne du bout du doigt. Ou celui du dedans ?
Ce livre m’a permis de rêver encore à un monde où la question de la vie existait et permettait encore le dialogue entre un parent et un enfant. Il m’a encore donné envie de science et de conversation sans limites et sans tabous avec mes enfants. Et il m’a donné à réfléchir à des questions pour lesquelles les réponses ne sont pas nécessairement évidentes à formuler : comment promouvoir la confiance en l’autre, en la chose politique, en l’homme lorsqu’un enfant en construction assiste à la guerre, l’extinction des espèces, la réduction des financements de la recherche scientifique ? Comment accompagne-t-on le vide dans le cœur de l’autre quand son propre cœur a été englouti par ce vide si semblable et si différent lors qu’une famille perd l’un de ses éléments fondateurs ?
Bonne lecture !
Vous souhaitez lire ce livre ?