Le dernier des siens

« Alors Prosp cria d’une manière que Gus n’avait jamais entendue, un son lourd, grave qui s’éternisa dans l’air ; un son comme désespéré, la gorge, la tête vers le ciel, le corps tendu, étréci par l’effort qui vibra encore après sa dernière note. Le torda interrompit son lissage. Gus n’osait plus faire un geste, il entendait encore ce sanglot, comme celui que pourrait avoir un prisonnier qui, lorsqu’il sort après vingt ans de détention, s’aperçoit que le monde a totalement changé. Le torda agita ses deux ailes, pas plus grandes que celles d’un pigeon mais énormes comparées aux pauvres appendices de Prosp. Prosp l’imita comme s’il voulait le persuader que lui aussi pouvait voler, que jusqu’à présent, idiot qu’il était il avait stupidement pris ces deux accessoires pour des nageoires ; ou juste pour être poli, par amitié et montrer sa bonne volonté. L’oiseau bomba son ventre et prit son élan. Prosp le suivit quelques secondes à peine dans le ciel et à nouveau fixa la pierre maintenant désertée, puis il émit un autre cri, une plainte identique à la première, profonde et longue. Gus en fut convaincu : Prosp pleurait. »

— Sibylle Grimber

     Nul ne peut se prémunir face à la mort, la sienne comme celle de l’autre. Mais que se passe-t-il alors lorsqu’on n’est pas seulement confronté à la disparition, mais bel et bien à l’extinction, la fin irrémédiable d’une espèce ?

Notre narrateur, Gus, est jeune et inconscient lorsqu’il sauve d’un massacre ordinaire le dernier individu d’une espèce dont il va voir l’extinction s’orchestrer sournoisement sous ses yeux tout au long de sa vie de scientifique. Lui qui n’avait pas projeté une telle mission professionnelle au long cours, ce sauvetage de la dernière minute du dernier grand pingouin, cette posture de témoin qui lui tombe dessus sans prévenir, tout cela lui retourne progressivement les tripes. Petit à petit, on assiste à la transformation du système de valeurs de Gus.

Gus, jeune, communément irresponsable, est profondément confus face à la mission de vie qui a surgi sans prévenir et qui se dévoile progressivement à lui. Il n’est pas préparé ni prêt. Et en même temps, cela n’aurait peut-être rien changé. On assiste dans son récit à une prise de conscience qui s’aiguise au fil du temps grâce aux évènements et aux situations plus ou moins cocasses, auxquels il est confronté en côtoyant celui qu’il nommera Prosp(erous).

Après la course à l’observation sous tous les angles du pingouin, après des heures à le croquer, il passe un cap, réalise que cet animal ressent peut-être des émotions et commence alors un grand virage dans les croyances et les certitudes de Gus, dans sa lecture du monde. Il se met en mouvement, cherche la rumeur, celle qui pourrait raviver la flamme, donner un espoir, l’espoir que la vie gagnera contre la mort. Il court les bars, essaient de délier les langues, s’accroche au moindre soupir pouvant laisser penser que peut-être d’autres grands pingouins ont été aperçus par des pêcheurs. Et pendant qu’il continue cette quête désespérée qui l’oppresse, il cohabite avec Prosp. Si l’on en croit les pensées du narrateur, les deux êtres se lient d’une façon tout à fait unique et qu’on ne serait pas en mesure de répliquer.

La conscience de Gus s’éveille à mesure que sa croyance que l’espèce de Prosp est littéralement en train de s’éteindre sous ses yeux prend de l’importance dans son esprit et son coeur. Pour le plus grand malheur de Gus, personne d’autre ne partage cette croyance. Il a bien rencontré une partenaire de vie, il est bien devenu père mais il n’a qu’une obsession, Prosp(erous). Et dans ce livre, c’est un incroyable parcours de prise de conscience auquel on assiste, où la majesté de l’âme se fraie un chemin jusqu’à nous grâce à l’écriture gracieuse de Sibylle Grimbert.

Pour terminer cette chronique, je vous livre encore quelques extraits et espère vous avoir donné envie de lire.

« Gus en fut saisi : être espéré, qu’un être plus inconnu de lui qu’un inconnu dans la rue lui manifestât d’une façon si naturelle, si universelle en un sens, de l’attention, de l’affection, même intéressée, l’émouvait.

Il y avait quelque chose de cynique, ou simplement trop pessimiste, dans la conception de Kroyer, quelque chose de désagréablement contre-intuitif dans l’idée que la disparition pouvait aboutir à une amélioration, n’importe laquelle.

Un animal, quand il souffre, crie-t-il ? Se plaint-il d’une façon compréhensible pour un être humain ? […] Mais peut-être Prosp était-il seulement mélancolique ? Les animaux peuvent-ils avoir des états d’âme ? Oui, puisque parfois les chiens se laissent mourir de chagrin. Mais un pingouin ?

À quoi ressemble le chagrin, la désolation et la honte chez un animal humilié, sans amis, sans avenir ?

Tout d’abord, il n’osa pas regarder Prosp tandis qu’il préparait la chaloupe. Il avait honte, il ignorait comment il pourrait lui expliquer la chose étrange et insensée qui lui arrivait : être le seul des siens encore sur terre, être – autant le dire une fois pour toutes – le dernier grand pingouin d’un monde qui était pourtant immense et mystérieux et aurait pu en abriter encore des millions. Une créature au destin unique : le dernier à connaitre les sensations, le langage, l’instinct des siens, le seul de toute la non-éternité des grands pingouins à se souvenir des plus de cent mille ans qu’ils venaient de passer sur terre. »

Bonne lecture !

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